Transformation Opéradio
Séjour avec fantômes sonores, paroles de celles qui ne veulent pas parler d’elles-mêmes mais d’une absente qui était mieux qu’elles, ou des copines qui ne portent pas de noms ou des noms de combattantes, qui ne laissent pas de traces écrites sur elles-mêmes, qui écrivent parfois sur les autres, qui durant les révolutions ont maintenu le secret, le ravitaillement, le moral, les blessés en vie, les archives, les oliviers, l’éducation populaire, l’aide aux victimes, le secours aux détenu·es, celles qui préparent ou réparent les corps, se déplacent sans rien montrer, presque sans respirer, qui enfantent et se séparent ou pas de leurs enfants pour la lutte et qui ensuite sont mises à l’écart des mouvements et du changement historique qu’elles ont elles-mêmes initiés, construits, maintenus en vie.
Ça c’est leurs points communs. Pour le reste elles sont de 3 générations et de 4 révolutions très différentes.
Ce que l’histoire doit aux f*mmes et aux adolescentes ne se représente pas facilement car la révolution les a souvent surexploitées et leur résistance, leur façon à elles de faire la guerre, est à l’opposé de la statuaire soldatesque affichant crânement la disposition au sacrifice. Infiltrer les lieux de résistance dominés par les hommes et changer la donne; aimer et éduquer les camarades ; «pas seulement offrir sa vie, pas seulement offrir son cœur – il y a cette chanson “Qui a dit que tout était perdu? Moi je suis venu offrir mon cœur”– pas seulement son cœur, ni sa mort, mais offrir sa vie quotidienne, ça c’est le plus difficile » nous confiait Maya ancienne combattante des FLN mexicaines.
Réflexions de travail
Après avoir travaillé sur les regards d’artistes européen·nes plus ou moins embedded 1 en Palestine, j’ai constaté qu’il n’y avait pas seulement des discours de propagande à dé- construire mais aussi des mécanismes de surdité active à déjouer, des stratégies mises en place par certaines per- sonnes pour ne pas entendre. J’ai essayé de m’attaquer à l’action-de-ne-pas-entendre dans le spectacle Laboratoire Poison, de rendre physique ce geste qui n’est pas aussi «propre» qu’un coup de balais sous le tapis : le donner à voir plutôt comme un coup physiquement porté contre une personne en la décrédibilisant, en minimisant les rai - sons de s’alarmer, ou en la renvoyant vers des labyrinthes administratifs, des risques juridiques, ou de faux bureaux des plaintes qui servent juste à calmer le ou la plaignant·e et à remplir des sacs poubelles.
Est-ce que le théâtre documentaire est un de ces cul-de- sac où les cris du monde viennent s’écraser et disparaître? Comment collectivement rester en lien au-delà des murs du théâtre avec l’impossibilité du calme, du calme, du calme? Dégaine, riposte plus vite que la répression, c’était une énergie comme ça.
Puis il y a eu nos rencontres avec des f*mmes révolu - tionnaires, anciennes combattantes de la lutte de libération de la Guinée Bissau et du Cap Vert, puis de Palestine, des f*mmes zapatistes des années avant le soulèvement au Chiapas, enfin des f*mmes tunisiennes qui ont vécu un ou plusieurs moments révolutionnaires à Tunis. Une envie de contr’écriture, comme on contredit délicatement une per - sonne qu’on admire, écrire pour elles, contre nous-mêmes, questionner délicatement les transformations politiques of - ficielles et les vies intimes.
Trois choses ont dû être radicalement transformées :
– J’avais pris l’habitude de me méfier des spectacles basés sur de seuls témoignages ou des récits d’exploits et de souffrances personnelles si riches de sentiments et pauvres en contexte historique, en sens.
– J’avais pris l’habitude de me méfier des spectacles faits pour plaire à une communauté ou à des repré - sentant·es d’une lutte. Je pensais mon public largement indécis, groupe potentiellement en lien avec mes ennemis politiques et à qui il fallait au minimum que j’envoie des piques.
– J’avais pris l’habitude de considérer le silence sur les conflits internes aux mouvements de résistance et les questions de loyautés verrouillant la parole des f*mmes comme de la soumission, un refus de tirer et de transmettre les leçons de l’histoire.
Dans un contexte de décolonisation, toutes ces remarques attestent de la blanchité et de la masculinité de ma for - mation. L’histoire orale et le féminisme antiraciste intersec - tionnel au cœur du travail, les perspectives non-blanches des membres de l’équipe sans lesquelles je ne peux plus concevoir ce travail, ont renversé la table.
Enfin, j’avais eu besoin de 5 ans minimum pour écrire un spectacle et sa durée pouvait dépasser 4 heures. Je n’ai plus la patience, ni le désir de ce type de performance parce qu’un génocide en Palestine est en cours. Transformations Opéra Radio témoigne d’une volonté contradictoire de créer un lieu doux et d’être d’humeur pire que couteau ; d’aller vite et de faire des choses tout doucement:
– sortir les récits des sacs poubelles déguisés en théâtres, pour en imaginer des prolongements hors des murs (la radio, la chanson);
– accueillir ces f*mmes dans une intimité collective et un confort d’écoute dignes des utopies féministes concrètes qu’elles ont défendues ;
– citer des mots de chansons ou chanter des repères chronologiques, arrangés par Iris Therasse, tirées des conversations que nous avons eues avec les militantes ;
– reconstituer artificiellement des documents sonores avec leurs éléments saillants et leurs flous de mé- moires, composés par David Stampfli, en s’inspirant de descriptions, et de documents dits originaux –voir le poème de l’auteur palestinien Mosab Abu Toha: Ce que vous trouverez caché dans mon oreille.
Merci à toute l’équipe pour sa patience et sa très grande force de création.
Adeline Rosentein, avril 2025